Pourquoi
une victime a-t-elle tant de mal à parler de ce qu'elle a subi ?
1.
Elle met parfois beaucoup de temps pour réaliser qu'elle a été abusée
Le temps ne compte pas pour l'inconscient, il s'est comme arrêté pour la
victime : c'est souvent l'apparition de symptômes comme la dépression ou des
troubles sexuels qui l'incitera à laisser enfin sa souffrance refaire surface
et à accepter d'en parler. C'est le premier pas vers la guérison.
Mais parler de ce traumatisme, prendre conscience de cette vérité :
"J'ai été abusée", peut être un choc terrible. Le conseiller
aura besoin de tact et d'une grande compassion pour laisser la personne découvrir
elle-même et à son rythme, l'ampleur du drame qu'elle a vécu. Il comprendra
l'extrême répugnance qu'elle éprouve à admettre que son corps et son âme
ont été ravagés. Elle aimerait tant oublier, ne jamais avoir vécu cela,
qu'elle se réfugiera de temps en temps dans le déni : "Cela n'a pas pu
m'arriver."
La personne sera encouragée à continuer à parler si vous croyez ce qu'elle
dit (elle a absolument besoin de sentir qu'on la croit) et si vous évitez
certaines phrases destructrices comme :
- Il a juste fait une erreur, comme nous en faisons tous.
- Ce n'est arrivé qu'une fois, après tout.
- Il est temps que vous tourniez la page.
- Ça s'est passé il y a si longtemps
2. Elle se sent coupable
Dans son for
intérieur, sans même le dire ouvertement, la personne pense :
- Est-ce que ce n'était pas un peu de ma faute ?
- Est-ce que je n'aurais pas pu l'éviter ?
- Est-ce que, placé dans ma situation, quelqu'un d'autre aurait réussi à résister,
à se débattre, à s'enfuir ?
Le psy peut aller au devant des questions qu'elle n'ose pas exprimer en lui demandant :
- Qui détenait
le pouvoir (parental, spirituel, moral, organisationnel, physique,
psychologique) ?
- Qui était l'adulte ? Le repère social ? Le référent ?
- Qui était l'instigateur, l'organisateur de cet abus ?
- Qui pouvait y mettre fin ?
Il peut lui
faire comprendre que sa culpabilité est liée au décalage entre son vécu
passé (et les raisons pour lesquelles elle n'a pu empêcher d'être abusée :
son jeune âge, son ignorance, sa totale confiance) et son vécu actuel, où
elle est plus âgée, moins ignorante, moins naïve et où elle sait se protéger.
Elle se croit coupable parce qu'elle regarde les événements passés avec les
yeux de l'adulte avertie qu'elle est aujourd'hui. Or, à l'époque, elle ne
possédait pas les protections suffisantes pour empêcher l'abus.
On peut aussi l'aider à différencier le point faible dont s'est servi le
pervers, par exemple un besoin de tendresse tout à fait légitime, une
confiance aveugle, et le crime qu'il a commis, en profitant de ce besoin légitime
d'affection ou de cette confiance, pour assouvir ses désirs immoraux.
Déconnecter ces deux éléments est souvent un moment de vérité et un
soulagement pour la personne, qui fait son deuxième pas vers la guérison
quand elle ne se sent plus responsable.
Mais le chemin sera encore long jusqu'à la cicatrisation de la blessure. La
précipitation et l'impatience sont par conséquent les grands ennemis du
conseiller (et du client) dans ce domaine.
3. Parler peut lui coûter cher
A chaque fois
que la personne abusée se replonge dans l'horreur de son passé, elle doit
payer un prix très élevé. En essayant d' "oublier" l'abus, de
tourner la page, elle avait construit un certain équilibre, par exemple avec
ses proches.
Si elle décide de faire éclater la vérité, elle risque de désorganiser
cet équilibre factice et de susciter des pressions de ses proches. Il se
trouve toujours de faux "bons conseillers" soucieux de leur
tranquillité et du qu'en dira-t-on, qui l'accuseront de mentir ou d'exagérer,
lui reprocheront de réveiller le passé et l'inciteront à oublier, voire à
"pardonner" ; le comble est qu'elle risque même d'être perçue
comme responsable de l'abus.
Le psy devra donc la soutenir, l'encourager et assurer sa protection matérielle
et psychologique. Il l'aidera à évaluer le prix de la lutte qu'elle devra
mener pour sortir du bourbier de l'abus sexuel et à réaliser que son désir
de s'en sortir sera souvent contrecarré par ceux qui devraient le plus
l'assister : sa famille ou les responsables des institutions.
Il est à noter que lorsque l'abuseur fait partie d'une institution, quelle
qu'elle soit, celle-ci décide souvent, par peur du scandale, de le
"couvrir" et donc de rester dans le déni de l'abus, plutôt que de
reconnaître publiquement l'existence d'un pervers sexuel au sein de
l'institution.
Il y a un consensus de réprobation sur la personne qui a le courage de remuer
ces choses immondes : qu'elle continue à être comme une morte vivante, ce
n'est pas grave. Ce qui est le plus important, c'est qu'elle se taise.
4. Elle souffre de la honte
Sartre a dit de
la honte qu'elle est "l'hémorragie de l'âme". Un abus sexuel
marque la personne au fer rouge, la souille, la pousse à se cacher des
autres. La honte est un mélange de peur du rejet et de colère envers
l'abuseur, qui n'ose pas s'exprimer.
Le sentiment juste qu'elle devrait éprouver est la colère. Eprouver ce
sentiment libérateur l'aidera à sortir de la honte. Il faut parfois du temps
pour qu'elle parvienne à exprimer son indignation face à l'injustice qui lui
a été faite. Cette expression de la colère pourra se faire soit de manière
réelle, face au coupable, soit, si ce n'est pas possible pour sa sécurité
personnelle, de manière symbolique. Dans tous les cas, c'est à la victime à
en décider.
La honte est liée au regard que la victime porte sur elle-même ; elle se
voit comme souillée à vie. C'est son regard qui devra changer. Elle se
pansera en changeant sa manière de se penser.
5. Le mépris
Se sentant
honteuse, la personne abusée a deux solutions : se mépriser elle-même ou mépriser
l'abuseur et ceux qui lui ressemblent. Dans les deux cas, le résultat est le
même : elle s'autodétruit, car la haine de soi ou la haine de l'autre sont
toutes les deux destructrices.
Le mépris d'elle-même peut concerner son corps, sa sexualité, son besoin
d'amour, sa pureté, sa confiance.
Ce mépris de soi a quatre fonctions : il atténue sa honte, étouffe ses
aspirations à l'intimité et à la tendresse (se mépriser anesthésie le désir),
lui donne l'illusion de maîtriser sa souffrance et lui évite de rechercher
la guérison de son être.
Lorsque le mépris de soi est très intense, il peut pousser à la boulimie,
à la violence contre soi et au suicide ; dans ces trois cas, la personne châtie
son propre corps parce qu'il existe et qu'il a des désirs.
6. Le véritable ennemi
Si l'on demande
à une personne qui a subi un abus sexuel quel est son ennemi, elle répondra
sans doute : "C'est le coupable de l'abus." Cela semble tellement évident.
La victime a le choix : soit elle combat, en cultivant sa haine envers
l'abuseur, en ruminant une vengeance contre lui ; soit elle fuit, en cherchant
à oublier, en s'endurcissant pour ne plus souffrir, en se repliant sur elle-même,
en devenant insensible, de manière à ne plus ressentir ni émotion ni désir.
Mais ces deux solutions sont vaines, car l'ennemi n'est pas l'abuseur. Certes,
il représente un problème, mais la bonne nouvelle est qu'il n'est pas le
problème majeur. Le véritable adversaire, c'est la détermination de la
personne à rester dans sa souffrance, dans sa mort spirituelle et psychique
et à refuser de revivre. L'ennemi réside donc, paradoxalement, dans la
victime elle-même !
Ce troisième pas vers la guérison est sans doute le plus difficile à
franchir. La personne doit comprendre qu'elle a devant elle la vie et la mort,
et qu'il n'appartient qu'à elle de rester dans la mort ou de choisir de
revivre.
Lorsque le conseiller sent qu'elle a pris la décision de sortir de la pulsion
de mort pour entrer dans la pulsion de vie, il aura alors sans doute
l'occasion de parler avec elle des trois grands dégâts que l'abus a produits
dans sa vie et qui devront être réparés.